Il y a 70 ans, les 17 de Ballersdorf
payaient de leur vie le refus du nazisme




Nota: Le commentaire de la journaliste comporte une erreur a propos de la déportation des familles au Strudhof. Dès le 15 février, toutes les familles des fusillés furent incarcérées au camp de Schirmeck, puis, plus tard, transplantées en Allemagne comme travailleurs forcés avec assignation à résidence.

Je voudrais à ce propos souligner que par une curieuse ironie du sort ma mère et mes grand-parents ont été "placés" par l' administration allemande dans une usine où les principaux responsables, étaient opposés au régime nazie.

Les personnes critiquant le régime s'exposaient à des représailles, cependant l'un d'eux disait souvent "von mir aus konnte den Führer jeden Tag ein Pfund zunehmen" en ce qui concerne ma mère et mes grand-parents malgré la dureté de la situation, rationnement, bombardement allié, ils étaient traités humainement et sans violence par la population locale de Feldrenach.

Vidéo FR3 Alsace

               

     Récit de Mme Marie Jeanne Brunnengreber

                                                     Jeannette et Camile 

En février 1943, le drame de Ballersdorf fut l’illustration la plus terrible des risques encourus par les Alsaciens qui ont tenté d’échapper à l’incorporation de force. 17 jeunes y ont laissé la vie et leurs familles ont été déportées. Jeannette, 87 ans, se souvient. Son prénom de baptême est Marie-Jeanne, mais tout le monde l’appelle Jeannette. Elle porte joliment ses 87 ans ; si « les jambes ont un peu de mal », la tête est en pleine forme. Jeannette Brunnengreber habite sur l’artère principale de Ballersdorf (la rue André-Malraux), entre la mairie et l’église. Si elle rouvrait les volets de l’épicerie que sa mère et elle ont tenue jusqu’en 1991, elle verrait l’imposant monument aux morts sur lequel est gravé le nom de son frère, Camille Abt. Le premier, par ordre alphabétique, des 17 victimes du drame de Ballersdorf. Les faits ont eu lieu il y a tout juste 70 ans. En février 1943, par vagues successives, des Sundgauviens ont tenté collectivement de rejoindre la Suisse pour échapper à l’incorporation de force dans l’armée nazie. 

En quelques jours, entre les 7 et 11 février, plusieurs groupes réussissent à passer : une vingtaine de personnes, puis environ 180, puis environ 80… Les Allemands sont sur les dents, quand, le 12, vient le tour des jeunes de Ballersdorf… Et cette fois, la tentative échoue : les jeunes sont surpris ; trois sont tués dans la nuit, les autres sont fusillés quelques jours plus tard (lire le récit ci-dessous). Pour l’exemple… « Ça fait du mal quand ça remue », confie Jeannette au moment d’évoquer une nouvelle fois ce qu’elle appelle pudiquement « ce triste épisode de ma jeunesse ». Elle le fait pourtant, dans la stube que chauffe un poêle efficace, avec un sourire et une gentillesse sans failles. Jeannette était alors une jeune fille de 17 ans (elle est née le 3 avril 1925). 

Jeannette

Les dates des diverses évasions varient beaucoup selon les sources. Mais elle en est certaine : la nuit fatale de Ballersdorf fut celle séparant le vendredi 12 du samedi 13 février 1943. « Camille avait 31 ans. C’était un des plus âgée du groupe. Il nous avait prévenus de sa tentative, on en parlait beaucoup. Mon père avait combattu en 14 dans l’armée allemande et il ne l’a pas dissuadé de partir… Juste avant le départ, en soirée, il est allé rejoindre le groupe parce que Camille avait oublié quelque chose. Mon frère était gentil, doux, obéissant… 

J’ai le souvenir d’une nuit pluvieuse, avec du vent. Je trouvais qu’il y avait plus de voitures que d’habitude dans la rue, ce n’était pas normal… Tôt le samedi matin, on a vu Camille revenir. On était étonnés. Il a dit : ‘‘Ça n’a pas marché, il y a eu des morts.’’ Mon père lui a conseillé de prendre ses habits de tous les jours et d’aller fourrager les bêtes, comme si de rien n’était… Mais dès 8 h, des militaires allemands, en uniformes verts, sont venus le chercher. Le dimanche fut très dur… Le village était bouclé par la Gestapo. À la sortie de la messe, les visages étaient blêmes. Le lundi 15, on a ouvert l’épicerie et, vers 9 h, les Allemands sont revenus. Ils nous ont dit qu’il fallait être prêts, papa, maman et moi, pour 11 h à la mairie, avec un petit bagage. On a juste pris un peu de linge. On n’avait même pas de valises, on a tout mis dans trois cartons. On a été emmenés au camp de Schirmeck avec les familles des jeunes concernés. Nous y sommes restés jusqu’au 25 mars 43. Quand on a vu ces gens habillés d’une triste façon, ces femmes aux crânes rasés, on a pris peur… On logeait dans des baraques, hommes et femmes séparés. Je dormais avec une copine de Ballersdorf pour avoir moins froid. Mais on avait de la chance : on n’était pas de corvée de lessive. On a appris l’exécution de Camille par un journal qu’on nous a fait passer. On n’a jamais récupéré son corps : ses cendres sont dans une fosse au Struthof. Ma mère et moi avons retrouvé mon père au moment du départ pour l’Allemagne. Ils nous ont affectés tous les trois dans une fabrique d’uniformes, dans le village de Feldrennach. Je cousais à la machine et mon père repassait des montagnes de pantalons, dix heures par jour.

Famille

On logeait dans une pièce à côté de l’atelier. Ça a duré jusqu’en avril 45. L’Allemand qui dirigeait les lieux était plutôt gentil. Tous n’étaient pas des nazis… Il y en a un qui laissait mon père traire ses vaches en cachette, maman planquait le lait sous sa robe. Un jour, on a vu arriver nos meubles de Ballersdorf, comme si on ne devait plus jamais rentrer chez nous, en Alsace. Mais mon père était persuadé que l’Allemagne perdrait la guerre. Il écoutait la BBC en cachette, il était culotté ! Et le retour à Ballersdorf a bien eu lieu : c’était le 4 mai 1945. Juste avant, on était passés par un centre de tri, à Strasbourg, où on a rencontré des personnes rentrant des camps : un spectacle indescriptible… Notre maison était occupée par des voisins : la leur avait brûlé. Mon père est rentré un mois plus tard, avec les meubles. Il a retrouvé un petit bocal en verre qu’il avait enterré, avec de l’argent. Mais ces billets ne valaient plus grand-chose… On a remis doucement en route le magasin. Après la guerre, des gens disaient qu’il y avait de la haine au village ; je n’ai pas eu cette impression, mais j’étais jeune… Et puis j’ai toujours dit comme beaucoup de gens : il faut pardonner… » 

Liberation


                                                     Cérémonie le 17 février 

monument

Les 70 ans du drame de Ballersdorf donneront lieu à une cérémonie, dans cette commune, le dimanche 17 février, jour de l’exécution au Struthof. Ce moment de recueillement mettra un point final aux commémorations liées à l’incorporation de force, décidée par le pouvoir nazi en août 1942. Une « célébration du souvenir » est d’abord prévue en l’église Saint-Jean, à 10 h ; à 11 h, rassemblement devant le monument aux morts (discours, dépôt de gerbe, sonnerie aux morts, hymne national, etc.) ; à 11 h 50, verre de l’amitié au foyer communal. Sont notamment attendus Yves Camier, sous-préfet d’Altkirch, Mgr Dollmann, évêque auxiliaire de Strasbourg, et une délégation allemande de Ballersdorf, en Bavière. 

                            Soudain, vers Seppois-le-Bas…

Le vendredi 12 février 1943 en soirée, 18 jeunes adultes se donnent rendez-vous à la sortie de Ballersdorf. Ils ont une vingtaine de kilomètres à parcourir avant la Terre promise… Il est environ 22 h, le 12, quand un groupe se réunit au lieudit Zigeneurloch, à la sortie de Ballersdorf. Ils sont 18, âgés de 17 à 33 ans. Treize sont issus de Ballersdorf et cinq d’autres communes : Dannemarie, Retzwil-ler, Elbach et Aspach (voir la liste ci-contre, à droite). Ils ont attendu le dernier moment pour s’inscrire en mairie ; s’ils ne partent pas maintenant en Suisse, ils partiront en Allemagne… Ils sont armés de mousquetons, de revolvers et de gourdins. En passant par les champs, en contournant les villages, la frontière est à plus de 25 km au sud. « Maintenant, rendez-vous ! » « Il ne fait pas froid, mais il y a du vent, et parfois de la brume », racontera l’unique survivant, René Grienenberger, futur maire de Ballersdorf, dans un témoignage publié en 1994 dans le bulletin Histoire du Groupe mobile d’Alsace. Sans guide ni passeur – c’est devenu trop risqué –, les jeunes gens, en file indienne, silencieux, se repèrent en suivant la ligne de chemin de fer Dannemarie-Pfetterhouse. Vers minuit trente, ils arrivent vers Seppois-le-Bas. Reste une dizaine de kilomètres à parcourir. Mais voici, près de la voie ferrée, à hauteur du pont allant vers Bisel, que surgit le moment redouté… « So jetzt ergebt euch ! » L’ordre (« Maintenant, rendez-vous ! ») a retenti dans la nuit. Un ou plusieurs jeunes répliquent en criant « Haut les mains ! », et des coups de feu éclatent. Les réfractaires s’enfuient… mais Aimé Burgy est tué et Charles Wiest (celui de 29 ans : il y a deux homonymes dans le groupe) est grièvement blessé ; Ernest Wiest vient à son secours : les deux sont exécutés par un garde-frontière.

L’altercation fait aussi une victime côté allemand : Erich Hohenstein, blessé gravement, décède le lendemain. René Grienenberger est à l’écart du groupe quand celui-ci est surpris. Il erre plusieurs jours dans les environs, quémandant l’hospitalité de fermiers (Aloïse Berger, puis Émile Kohler) qui prennent de grands risques pour le cacher. Il réussit à passer en Suisse le 8 mai suivant, en montant dans un train de marchandises en gare de Saint-Louis. Les 14 autres sont rentrés chez eux avant le petit matin. « Une erreur fatale !, juge avec le recul Jean-Pierre Spenlé, président des Anciens du Groupe mobile d’Alsace (GMA) qui avait lui-même passé la frontière suisse un an plus tôt. Ils se sont affolés. S’ils avaient eu un chef, ils seraient restés cachés et auraient retenté leur chance, comme l’a fait Grienenberger. » « Une erreur fatale ! » Aux premières heures du samedi, les 14 sont arrêtés dans leurs villages. Ils sont emmenés en prison à Strasbourg, tandis que leurs parents prendront dès le lundi le chemin de la déportation (lire ci-dessus). Un « tribunal du peuple » est convoqué. « Le Gauleiter Wagner a interdit aux avocats de plaider le fait qu’ils étaient Français, raconte Jean-Pierre Spenlé. Et on leur a dit qu’ils seraient condamnés à mort pour l’exemple, mais qu’il y aurait un recours en grâce auprès du Führer… » Ils sont bien condamnés à la peine capitale le 16 février, mais conduit dès le 17 dans la carrière du Struthof – sauf Charles Muller, exécuté quelques jours plus tard. « Ils ont été fusillés torses nus, par groupes de quatre : ils ont eu le temps de voir les autres mourir, poursuit Jean-Pierre Spenlé. Il paraît que quand un père a appris, à Schirmeck, la mort de son fils, il a eu ce mot : ‘‘Je préfère le savoir mort que sous l’uniforme allemand !’’ »

      Repères 


Dans la nuit du 12 au 13 février 1943, 18 jeunes du secteur de Ballersdorf ont tenté de fuir l’incorporation de force en gagnant la Suisse. 17 ont été tués, trois le soir même, 14 fusillés peu après. Les 17 victimes alsaciennes de ce drame furent : De Ballersdorf : Camille Abt, 31 ans ; Aloyse Boll, 28 ans ; Charles Boloronus, 18 ans ; Justin Brungard, 17 ans ; Eugène Cheray, 28 ans ; Henri Miehé, 26 ans ; Charles Muller ; Charles Wiest, 29 ans (tué à Seppois) ; Charles Wiest, 28 ans ; Ernest Wiest, 33 ans (tué à Seppois) ; Maurice Wiest, 23 ans. De Retzwiller : Alfred Dietemann, 19 ans ; Aimé Fulleringer (ou Felleringer, comme inscrit sur le monument aux morts de Ballersdorf ?), 18 ans ; Robert Genztbittel, 23 ans. D’Aspach : Aimé Burgy, 18 ans (tué à Seppois). De Dannemarie : René Klein, 18 ans. D’Elbach : Paul Peter, 28 ans. Pour les réfractaires à l’incorporation de force, il était plus intéressant de quitter l’Alsace par le Sundgau que par les Vosges : une fois en Suisse, on était aussitôt à l’abri, alors que, côté ouest, on se trouvait encore en zone occupée. Selon l’Office national des anciens combattants, 19 841 cartes de réfractaires ont été délivrées pour l’Alsace-Moselle. On estime par ailleurs qu’entre 14 et 20 000 personnes auraient été déportées suite à ces évasions. 

        Y a-t-il eu dénonciation ?

C’est la grande question, qui a hanté beaucoup de personnes et n’a toujours pas été résolue, 70 ans plus tard : comment expliquer l’extrême rapidité des représailles nazies ? La fusillade a eu lieu peu avant 1 h du matin, et sept heures plus tard les jeunes étaient déjà arrêtés. Comment les Allemands ont-ils su si vite qui ils étaient, d’où ils venaient ? « On se le demande encore maintenant !, reconnaît Jeannette. Peut-être les jeunes avaient-ils une liste sur eux ? » Fouilles à la Poste Mais l’hypothèse la plus probable est celle de la délation. « Le bruit a couru qu’un coup de téléphone aurait été donné à la Gestapo, raconte Jean-Pierre Spenlé. À l’époque, il y avait encore des opératrices, les communications étaient notées sur des fiches. Alors, dès 1945, on s’est rendu à la Poste d’Altkirch. Mais on n’a pas retrouvé les fiches de ce jour-là… » Une personne a-t-elle vécu l’après-guerre avec ce poids-ci sur la conscience : la mort de 17 jeunes gens ? .